Les producteurs de vin français se posent bien des questions sur leur activité. Mais se préoccupent-ils des problèmes des consommateurs, perdus face à l’offre? Il est temps de se remettre en question.
Voici, pour commencer, trois histoires optimistes. La première est celle de Mounir Saouma et Rotem Brakin. Mounir et Rotem sont d’heureux négociants éleveurs de vins installés à Beaune, en Côte-d’Or, respectés de leurs confrères, adoubés par les plus grands noms de la Bourgogne. Au Salon Vinexpo, en juin, à Bordeaux, ils squattaient le stand des vins de l’île de Beauté, ce qui n’a pas grand-chose à voir, sauf l’amitié. Les Corses voyaient ainsi défiler acheteurs américains et grands noms de la sommellerie : Jean-Michel Thomas, du très chic et très cher Burj Al-Arab à Dubaï, ou Guillaume Joubin, caviste de la présidence de la République (française). Mounir a quitté le Liban à l’âge de 22 ans, en 1989, à l’occasion d’une des grandes secousses dont ce pays est coutumier. J’ai vécu dans un monastère pendant sept ans à côté de Jérusalem. C’est là que j’ai appris à faire le vin, avec mon oncle, qui était le père abbé. Le monastère a été fondé par Cîteaux, cela m’a fait aimer le pinot noir et la Bourgogne. J’y venais souvent acheter des fûts, puis je m’y suis installé. Bernard Noblet, de la Romanée-Conti, m’a beaucoup aidé. Pendant cinq ou six ans, j’ai pris des domaines en charge, comme le château de Chassagne. A côté, je m’amusais à faire des vins selon les techniques anciennes, que j’avais apprises dans les livres des moines. Ces derniers venaient de Septfonds, dans l’Allier. Ils sont arrivés à Jérusalem en 1890 avec leurs livres et leurs pieds de vigne. On presse le raisin, on met tout en barriques, on ne soutire pas. On goûte, et quand on arrête de cracher, c’est que l’on n’est pas loin de la mise en bouteilles. On attend la pleine lune, car les lies déposent bien, et on tire le vin sans utiliser de pompe. On le place dans une cuve pour qu’il se repose. On attend la prochaine lune, et on met en bouteilles sous vide… Dans le détail, c’est évidemment un peu plus compliqué, et ça demande beaucoup de travail et de précision. Les vignerons amis du couple, conviés à déguster ces essais, ont trouvé cela si bon et si original que la plupart ont accepté de leur céder des raisins dans de très beaux crus.
Les moines m’appelaient Lucien et mes copains, le moine. Quand, avec Rotem, on a créé notre société, on lui a donné comme nom Lucien Le Moine. Aujourd’hui, Rotem et Mounir vinifient 38 crus bourguignons différents. C’est une production limitée: 70 barriques en 2004, 46 barriques et 15 000 bouteilles en 2003. Lesquelles bouteilles sont vendues cher et partent comme des petits pains, recherchées par les plus grandes tables étoilées de France et d’ailleurs. Belle qualité, précision dans l’élaboration – les fûts sont faits sur mesure, adaptés à chaque vin -, communication pétillante et commercialisation intelligente… Certes, les volumes à vendre sont faibles, et il est plus facile de placer du pommard Epenots (délicieux), du vosne-romanée Suchots (exceptionnel) ou du bonnes-mares (réglissé) que la production d’une coopérative du Languedoc… Les objections, nous les connaissons. Mais des négociants éleveurs qui mettent la clé sous la porte, nous en connaissons aussi, et pas forcément dans des appellations mineures. Lucien Le Moine choisit ses clients.
Jacques Dupont